« La passion ne saurait endormir la conscience critique »
Article de Sergio FERRARI, de l’organisation suisse E-CHANGER,
publié par ALAI, 09 / 05 / 2014
Avec le match initial entre le Brésil et la Croatie, le 12 juin 2014, s’ouvrira à Sao Paulo l’un des grands événements sportifs mondiaux. « Un moment important pour le Brésil», souligne Sergio Haddad, éducateur populaire brésilien et, depuis sa jeunesse, militant et dirigeant de nombreuses organisations sociales. Haddad fut, en 2001, l’un des fondateurs du Forum social mondial (FSM) et aujourd’hui, avec l’ONG Action Educative (Ação Educativa) qu’il dirige, c’est l’un des promoteurs du 3e Championnat Mondial du football de rue qui se tiendra à Sao Paulo du 1er au 12 juillet 2014. Sergio Haddad est en Suisse les deux premières semaines de mai, pour animer avec Celia Alldridge la Campagne « Brésil 2014, des goals contre l’injustice », organisée par E-CHANGER, ONG de coopération solidaire présente au Brésil.
Q : Que signifie le football dans la réalité brésilienne et latino-américaine aujourd’hui ? Peut-on parler d’une passion captée médiatiquement par de grands intérêts économiques ?
Sergio Haddad (SH) : Le football est une passion. Il fait partie de la culture de nos peuples. C’est une récréation, particulièrement pour les enfants et les jeunes de toutes les classes sociales. Tout petits, ils commencent à jouer au ballon – en chiffons ou en cuir – dans les terrains vagues de la périphérie urbaine ou dans des clubs pour les classes moyennes. Le football, comme tout dans notre société, vit un très fort processus de marchandisation, qui touche les matches, les championnats et les joueurs. En même temps que les intérêts économiques dominent ce sport, un fort processus d’élitisme et d’inégalité caractérise la profession de joueur : certains encaissent des fortunes alors que la majorité d’entre eux gagnent à peine de quoi survivre. Sans aucun doute, cela reflète directement le vécu général de la société à l’échelle mondiale et plus particulièrement celui de nos pays d’Amérique latine.
Un outil utile pour contrecarrer la violence sociale
Q : Malgré ce conditionnement économique, social et même culturel… est-il possible d’imaginer une autre conception du football ?
SH : La question-clé est de savoir si le football, comme toute autre pratique sociale, sportive ou culturelle, peut servir des valeurs différentes dans une société marquée par le marché et la consommation… C’est sans doute un grand défi pour ceux qui pensent qu’il est possible de construire un autre monde, basé sur des valeurs de justice sociale, de solidarité et de démocratie véritable. Le football de rue est né durant les années 1990, dans le quartier Chaco Chico de la ville argentine de Moreno, dans le Grand Buenos Aires. Il a surgi d’une proposition visant à récupérer la participation et le dialogue parmi les jeunes de ce quartier, où la réalité sociale était celle d’une violence touchant tous les rapports familiaux, scolaires, communautaires. Pensé comme une pratique socio-pédagogique, le football de rue a des règles qui varient selon chaque lieu où il se pratique, mais aussi avec quelques principes de base.
Q : En quoi consiste concrètement le football de rue ?
SH : Une partie s’organise en trois temps et elle intègre obligatoirement des garçons et des filles. Lors de la première période, sont définies les règles du jeu, basées sur certaines valeurs, telles que le respect, la solidarité, la coopération, la tolérance. Et les points sont définis d’après ces mêmes règles. Durant la seconde période, le match se déroule selon ces règles. Dans la troisième période, les deux équipes évaluent si les accords initiaux ont été respectés et, à partir de cette évaluation, on décide qui est le vainqueur. Il n’y pas d’arbitre, mais un médiateur qui joue un rôle fondamental pour apaiser les conflits et, comme éducateur, il vise à promouvoir les valeurs sur lesquelles s’accordent les deux équipes.
Q : Est-il possible pour les jeunes de comprendre et de s’approprier réellement cette autre manière de concevoir le football, alors que les références médiatiques reproduisent la version traditionnelle et commercialisée de ce sport ?
SH : Il est sans doute difficile de s’opposer au système, mais pas impossible. Depuis sa naissance jusqu’à aujourd’hui, en quelques années à peine, environ 600.000 jeunes dans le monde entier se sont mis à pratiquer le football de rue, en impulsant la citoyenneté, la participation, le dialogue et le respect des différences.
Q : Dans cette double perspective de sport marchandisé et, d’autre part, d’instrument créateur de conscience, que signifie pour vous, au Brésil, le championnat du monde de juillet 2014 ?
SH : Il a diverses implications. Le Mondial présente un risque dans la mesure où il peut induire des violations des droits humains ainsi que des attitudes xénophobes et discriminatoires. Cela constitue aussi une opportunité dans la mesure où il est possible, en partant du football, de penser le monde d’une autre manière, en valorisant l’être humain, en respectant les différences et en promouvant la paix. Et il implique aussi le défi de promouvoir cette autre facette, cette autre perspective.
Q : Comment peut-on comprendre le football comme une passion populaire et, en même temps, les grandes mobilisations sociales qui se sont déroulées depuis juin 2013 au Brésil à propos de faits liés au Mondial ?
SH : Les mobilisations ne se font pas contre le Mondial. Elles se font contre les dépenses effectuées par les gouvernants pour organiser le Mondial, face à des services publics précaires dans l’éducation, la santé, les transports, etc. Ces protestations concernent aussi la violation des droits fondamentaux, comme par exemple l’expulsion de familles de leur logement pour libérer les terrains où l’on construit les stades. Ou l’augmentation de la prostitution découlant du tourisme footballistique.
« Une alternative symbolique au Mondial »
Q : Dans ce contexte, le Mondial de la rue qui se tiendra en juin à Sao Paulo est-il conçu comme une alternative au Mondial officiel ?
SH : Une alternative toutefois symbolique, moins par rapport à la FIFA proprement dite, que relativement aux valeurs actuellement dominantes, selon lesquelles le marché est plus important que l’être humain. C’est une petite semence ajoutée à d’autres initiatives qui promeuvent d’autres valeurs. Je ne pense pas qu’il s’agit d’un contrepoint au Mondial et ce n’est pas non plus son intention. Nous voulons construire un mouvement qui puisse être une alternative à long terme et qui, avec d’autres mouvements et actions, aide à penser la construction d’un avenir différent pour l’humanité, basé sur des normes éthiques différentes et sur le respect des valeurs essentielles de la personne.
Sergio Ferrari, collaboration E-CHANGER
Traduction: Hans-Peter Renk
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