(Article de Ignacio Ramonet, 18 juillet 2014)
Dans son livre récent sur son expérience de Secrétaire d’État durant le premier mandat de Barack Obama (2008-2012), intitulé Le Temps des décisions, Hillary Clinton écrit ceci à propos de Cuba : « La fin de mon mandat approchant, j’ai demandé au président Obama de reconsidérer notre embargo. Il ne remplissait pas sa fonction et entravait nos projets en Amérique Latine. »
Pour la première fois, une personnalité aspirant à la présidence des États-Unis affirme publiquement que l’embargo imposé depuis plus de cinquante ans par Washington n’est d’aucune utilité. Le constat d’Hillary Clinton est important pour deux raisons. D’abord, il brise un tabou en formulant à voix haute ce que chacun sait depuis longtemps à Washington : que l’embargo ne sert à rien. Ensuite, et plus fondamental, Mme Clinton l’affirme au moment où elle amorce sa candidature à la Maison Blanche, ce qui veut dire qu’elle ne craint pas que cela constitue un handicap dans sa longue bataille électorale jusqu’aux élections du 8 novembre 2016. Si Hillary Clinton affiche une attitude si peu conventionnelle, c’est aussi parce qu’elle n’ignore pas que l’opinion publique a évolué et se déclare aujourd’hui, majoritairement, en faveur de la levée de l’embargo.
Dans une récente « lettre ouverte », une cinquantaine d’importants industriels, d’anciens hauts responsables de l’Administration et des intellectuels viennent de prendre position dans le même sens. Sachant que le Président des États-Unis n’a pas le pouvoir de lever l’embargo (cela dépend d’une majorité qualifiée de Démocrates et de Républicains au Congrès), ils viennent de demander à Obama d’utiliser les prérogatives du pouvoir exécutif pour effectuer des « changements plus intelligents » dans la relation avec Cuba, et de se rapprocher davantage de la Havane à un moment où, signalent-ils, l’opinion publique y est favorable.
En effet, une enquête réalisée en février dernier par le Centre d’investigation Atlantic Council affirme que 56% des Américains souhaitent un changement d’attitude envers La Havane. Plus significatif, en Floride, l’État le plus sensible sur cette question, 63 % des citoyens (et 62% des Latinos) veulent aussi la fin de l’embargo. Un autre sondage, plus récent, réalisé par l’Institut de Recherche Cubain de l’Université Internationale de Floride, montre que la majorité de la communauté cubaine de Miami demande également la levée de l’embargo (71 % des personnes consultées considèrent qu’il « n’a pas fonctionné » ; et 81% d’entre-elles voteraient pour un candidat qui remplacerait l’embargo par une stratégie permettant de renouer les relations diplomatiques entre les deux pays).
Contrairement aux espérances soulevées par l’élection de Barack Obama en novembre 2008, Washington a maintenu une sorte d’immobilisme dans ses rapports avec Cuba. Le lendemain de son investiture, le président américain avait pourtant annoncé – au « Sommet des Amériques », à Trinidad-et-Tobago, en avril 2009 -, qu’il fixerait un « nouveau cap » à cet égard. Mais cela ne s’est traduit que par des gestes quasi symboliques : autorisation accordée aux Américains d’origine cubaine à se rendre sur l’île et de transférer des sommes limitées d’argent à leurs familles. En 2011, de nouvelles mesures ont été adoptées, également de faible portée : autorisation aux groupes religieux et d’étudiants de voyager à Cuba ; facilités données aux aéroports américains pour accueillir des vols charters vers l’île, et réévaluation à la hausse des sommes que les Cubano-Américains peuvent envoyer à leurs proches. Des broutilles par rapport au formidable contentieux entre les deux pays.
Parmi les principaux différends, il y a « l’affaire des Cinq » qui a ému l’opinion publique internationale. Ces agents cubains de renseignement, arrêtés par le FBI en Floride en septembre 1998 alors qu’ils réalisaient une mission de prévention contre le terrorisme, ont été condamnés – lors d’un procès politique typique de la guerre froide – à de lourdes peines de prison. Des condamnations d’autant plus injustes que les « Cinq » ne s’étaient rendus coupables d’aucun acte de violence et ne détenaient aucune information sensible concernant la sécurité des États-Unis. Leur seule mission, accomplie à leurs risques et périls, a été de prévenir des attentas et sauver des vies humaines.
A Washington, l’Administration manque de cohérence quand elle déclare combattre le « terrorisme international » alors qu’elle continue de protéger, sur son propre territoire, des groupes terroristes anticubains. Récemment encore, les autorités cubaines ont arrêté un nouveau groupe d’individus, liés à Luis Posadas Carriles, venus une fois encore de Floride dans l’intention de commettre des attentats sur l’île.
L’Administration n’est pas plus cohérente quand elle accuse « les Cinq » d’activités anti-américaines qui n’ont jamais existé. Alors que, en revanche, Washington continue de s’immiscer dans les affaires internes de Cuba et d’y fomenter un changement de système politique. Comme viennent de le démontrer les récentes révélations sur l’affaire « zunzuneo », ce faux réseau social créé et financé de façon occulte par une agence du Département d’Etat, pour provoquer dans l’île des protestations calquées sur le modèle des « révolutions de couleurs », du « printemps arabe », ou des « guarimbas » vénézuéliennes, pour exiger ensuite, depuis la Maison Blanche ou le Capitole, un changement politique.
Washington continue d’avoir, vis-à-vis de Cuba, une attitude rétrograde, caractéristique de la guerre froide, une période terminée depuis un quart de siècle… Un tel archaïsme jure par rapport à la position d’autres puissances. Par exemple, tous les États d’Amérique latine et des Caraïbes, quelles que soient leurs orientations politiques, ont récemment resserré leurs liens avec Cuba et dénoncent le blocus économique. Cela a été confirmé en janvier dernier, lors du Sommet de la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes réunis précisément à La Havane. Washington a reçu un nouveau camouflet en juin dernier, à Cochabamba (Bolivie), durant l’Assemblée générale de l’Organisation des États américains (OEA), quand les pays latino-américains – en une nouvelle démonstration de solidarité avec La Havane – ont menacé de ne pas participer au prochain Sommet des Amériques, qui aura lieu en 2015 au Panama, si Cuba n’y est pas invitée.
Pour sa part, l’Union Européenne a décidé, en février dernier, d’abandonner la « position commune ». Celle-ci, imposée en 1996, pour « punir » Cuba, par le très conservateur José Maria Aznar, alors Président du gouvernement espagnol, refusait tout dialogue avec les autorités de l’île. Mais elle s’est révélé stérile. Bruxelles vient de le reconnaître et a amorcé une négociation avec La Havane pour parvenir à un accord de coopération politique et économique. L’UE est le premier investisseur à Cuba et le deuxième partenaire commercial. Dans ce nouvel état d’esprit, plusieurs ministres européens ont déjà visité l’île. Parmi eux, en avril dernier, Laurent Fabius – premier ministre français des Affaires étrangères à réaliser une visite dans la nation caribéenne depuis plus de trente ans – qui a déclaré vouloir « promouvoir les alliances entre les entreprises de nos deux pays et soutenir les sociétés françaises qui souhaiteraient y développer des projets ou s’installer à Cuba ».
Par ailleurs, contrastant avec l’immobilisme de Washington, de nombreuses chancelleries européennes observent avec intérêt les changements en cours à Cuba impulsées par le Président Raul Castro, dans le cadre de « l’actualisation du modèle économique » et dans la ligne définie en 2011 par le VIe Congrès du parti Communiste de Cuba (PCC), qui sont en train de produire de profondes transformations dans l’économie et la société. En particulier, la création de la « zone spéciale de développement » autour du port de Mariel, et l’adoption, en mars dernier, d’une nouvelle loi sur les investissements étrangers, suscitent un grand intérêt international.
Les autorités cubaines considèrent qu’il n’y a pas de contradiction entre le socialisme et l’initiative privée. Certains responsables estiment même que cette dernière (en y incluant les investissements étrangers) pourrait contrôler jusqu’à 40% de l’économie du pays, tandis que l’Etat en conserverait 60 %. L’objectif est de rendre l’économie cubaine de plus en plus compatible avec celle de ses principaux partenaires dans la région (Venezuela, Brésil, Argentine, Équateur, Bolivie) où coexistent secteur publique et secteur privé, Etat et Marché.
Tous ces changements soulignent, par contraste, l’obstination de l’Administration américaine attachée à une position idéologique d’une autre époque. Même si, comme nous l’avons vu, des personnalités de plus en plus nombreuses, à Washington, admettent désormais que cette position est erronée et que, dans les rapports avec Cuba, il est urgent de sortir de l’immobilisme. Le président Barack Obama les écoutera-t-il ?
(Traduit de l’espagnol par Guillaume Beaulande)
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