(Alejandro Kirk, journaliste, par Rebelión – 18/12/2016 – Trad. B.Fieux)
Par défaut de vision, par excès de prudence, de rationalité, ou par simple lâcheté, il nous arrive à tous de rater des trains dans la vie. En amour, dans le travail, en politique, dans les aventures, le devoir ou le plaisir. Pour en souffrir moins, nous appelons maturité le conformisme médiocre, et nous considérons que la prudence est la mère de toutes les vertus.
Cela peut arriver à tous, ou plutôt presque tous, parce que pour Fidel Castro, il semble qu’il ne ratait rien d’important. Fidel ne connaissait pas la prudence, mais la méthode, et tous les itinéraires de trains de l’histoire. Il n’attendait pas en gare : il montait dans le train en marche et il était sûr de son lieu de destination. Il convertissait les défaites en impulsions. Il vivait comme il le voulait et mourut de la même façon. Il a failli mille fois mourir, il le savait très bien, mais cela ne l’arrêtait pas.
Le président du Venezuela, Nicolas Maduro, racontait à La Havane que lorsque la maladie obligea Fidel à quitter la présidence de Cuba, il dit à Hugo Chávez qu’il pouvait compter sur lui jusqu’à ses 90 ans. Et il mourut exactement à 90 ans.
A l’occasion de l’hommage de Fidel à La Havane, la présidente du Chili, Michelle Bachelet, fit preuve de prudence, pour la xième fois. Un twitt personnel remplaça le discours officiel qui aurait déplu aux droites de l’opposition comme au gouvernement.
Elle voulait, disait-elle, se rendre à La Havane. Elle aurait pu s’y rendre et parler de Fidel et de son ami Salvador Allende, du général Alberto Bachelet, de la lutte contre Pinochet ; devant deux millions de personnes, elle pouvait remercier Fidel et Cuba de tout ce qu’ils ont fait pour notre peuple. Elle le pouvait, mais elle resta à Santiago.
Selon Pablo Sepúlveda, médecin formé à Cuba et petit-fils du président Allende, cette décision « est une preuve de plus de l’absence de reconnaissance envers le peuple cubain, qui a toujours donné des preuves importantes de respect et de solidarité envers le peuple chilien quand celui-ci en avait le plus besoin. »
« L’exemple le plus récent, poursuit Sepúlveda, est l’envoi d’hôpitaux de campagne avec la mission médicale cubaine après le tremblement de terre de 2010, qui laisse un souvenir inoubliable à Rancagua et Chillán ».
« En outre, la Révolution cubaine a formé en dix ans plus de 600 médecins dans la gratuité totale. Dans le monde entier elle a assuré la formation de plus de 25 mille médecins. Cuba était aussi présente solidairement en soutenant la juste révolte contre la dictature militaire, ainsi qu’en accueillant des milliers de Chilien(ne)s en exil », conclut le médecin.
Mais au lieu de partager la tribune avec des militants comme Rafael Correa, Evo Morales, Nicolas Maduro ou Daniel Ortega, elle a préféré une rencontre protocolaire à Santiago avec Padro Pablo Kuzsinscky, l’actuel président du Pérou, ami de Sebastien Piñera, et pion historique du FMI.
En échange de quels avantageux accords avec le Pérou Michelle Bachelet a-t-elle renoncé à cette opportunité ? Jugez vous-même des possibles réussites de cette rencontre :« Un nouveau traité d’Extradition ? Un Mémorandum d’Entente pour établir un Mécanisme de Dialogue et de Coopération en matière de Droits Humains ? ou un Accord Interinstitutionnel entre Agences de Coopération des deux pays ? »
Même Enrique Peña Nieto, président discrédité du Mexique, a vu venir ce train et s’est arrêté là-bas, sur la place de la Révolution, pour parler de liberté, de dignité, d’indépendance et de souveraineté. Tout ce qu’il n’est pas et ne fait pas, mais qu’au fond il admire.
Une autre personne aurait aussi pu se rendre à La Havane : la Présidente du Parti Socialiste et fille de Salvador Allende, Isabel, pour dire merci. Elle le pouvait, elle le devait, mais elle n’y alla point, à la grande joie des chroniqueurs de cette gauche transfuge qui noircissent les pages des périodiques du Chili. Les prudents et les sérieux. Ceux qui considèrent que le néolibéralisme du Chili est un succès et la Révolution cubaine un échec. Ceux qui accusent la visite de Fidel en 1971 du coup d’Etat de 1973. Une visite « imprudente », qui porta préjudice à Allende, toujours mesuré.
Allende fut-il un homme politique frivole, mesuré, prudent et calculateur comme certains le prétendent ? Etait-il très différent de Fidel Castro ?
En 1952, par exemple, il préféra rester avec deux pour cent des votes, par principe, plutôt que de se joindre à la marée populiste dans laquelle son propre parti s’était englué derrière la figure du général Carlos Ibañez.
En 1968, comme Président du Sénat, et en l’absence du pays du président Eduardo Frei, il accorda, sans rien demander à quiconque, l’asile politique aux survivants de la guérilla du Che en Bolivie et monta dans l’avion qui les sortait du pays, parce que la CIA prétendait abattre l’appareil.
En 1970, déjà président, son premier acte officiel fut de rétablir les relations diplomatiques avec Cuba, mettant en fureur l’Empire dès le premier jour. Puis en 1972, et contre l’opinion de ses conseillers légaux, il accorda un sauf-conduit pour la liberté et la vie de six prisonniers politiques en fuite du pénal argentin de Trelew, irritant cette fois la dictature argentine qui exigea sa destitution. Du Chili, ils s’en furent à Cuba, et aujourd’hui il y a une avenue et une place qui portent le nom d’Allende.
S’il avait été prudent, Allende serait mort de vieillesse, en exil, au lieu de combattre à La Moneda sans espérance aucune. Ou mieux encore, il aurait évité le coup d’Etat. Comment ? Facile : en faisant ce que nous avons vu depuis 1990 : en oubliant son programme et en décevant le peuple qui l’avait élu et son très cher ami Fidel.
Au nom de Allende et du peuple, le gouvernement du Chili dut décréter un deuil national, et un hommage officiel à celui qui se jouait de tout, y compris de la propre sécurité nationale de Cuba, pour renverser la dictature militaro-patronale de Pinochet.
Fidel demeure, comme une photo à demi cachée, dans un coin de la maison et des mémoires de jeunesse, qui nous poursuivent tandis que nous vieillissons et que, sans remède, nous regrettons nos options prudentes, nos amours abandonnées et les luttes que nous avons laissées aux autres.
Je soupçonne que tout cela, notre Présidente le sait, elle qui a laissé passer deux gouvernements et maintenant le dernier train, en espérant seulement se retirer pour méditer dans ses insomnies sur tout ce qu’elle aurait pu faire et qu’elle n’a pas fait.
Il ne vient plus de train à cette station : ce sont d’autres hommes et d’autres femmes qui devront ouvrir les « grandes Alamedas »… (grandes avenues)
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