Publié par Alencontre le 2 juillet 2018 – Par Fernando Cerezal
Les événements qui se sont déroulés au Nicaragua au cours des deux derniers mois (depuis le 18 avril 2018) témoignent d’une rébellion généralisée de la population et d’une répression sanglante de la part du couple gouvernant, Daniel Ortega et Rosario Murillo. Le Rapport du CIDH (Cour interaméricaine des droits humains) comptabilise 212 personnes assassinées (dont des bébés et des mineurs) et 1337 blessés, détenus et même plusieurs disparitions. La répression continue. Les données fournies par la population, les organismes nicaraguayens des droits humains, l’Eglise, Amnesty International, Human Rights Watch pointent toutes dans cette direction, mais l’opacité et la désinformation dominent du côté du gouvernement Ortega et de ses institutions.
La question que nous sommes nombreux à nous poser, autant au Nicaragua qu’à l’extérieur, avec douleur, est la suivante : comment un gouvernement dont de nombreux membres participèrent à la révolution sandiniste et furent à la tête du gouvernement progressiste des années 1980 peut-il atteindre un tel niveau de répression sanglante? Pour répondre à cette question, il faut sans doute revenir sur certains aspects de la vie sociopolitique du Nicaragua des 50 dernières années.
De la révolution (1961-1979) au gouvernement de reconstruction nationale puis sandiniste (1984-1990)
La révolution sandiniste émerge dans la décennie 1960 et consista en une combinaison d’actions civiques de protestation et d’actions armées contre la dictature de la famille Somoza. Ces dernières furent coordonnées par le Frente Sandinista de Liberación Nacional (formé en 1961), au sein duquel convergeaient diverses tendances, principalement marxistes, sociaux-démocrates, de courants issus de la théologie de la libération ainsi que des nationalistes de gauche. 1978 fut une année particulièrement active, les événements importants contre la dictature se multipliant: assassinat du journaliste respecté Pedro Joaquín Chamorro [directeur du quotidien d’opposition La Prense, époux de Violeta Chamorro, qui sera présidente du Nicaragua entre 1990 et 1997]; insurrection du quartier de Monimbó à Masaya; prise de l’Assemblée nationale par un commandant du Front, suivi par une grève générale; attaques contre des casernes de la Guardia Nacional (GN)…. Et une réponse de la dictature: Operación Limpieza. Une attaque claire contre la population civile et un programme d’assassinats de jeunes dont le but était d’instiller la terreur parmi la population. Dans de nombreux cas, il s’agissait d’exécutions sommaires.
Le 4 juin 1979, la grève générale est un succès et un appel à l’insurrection générale est lancé. Le 20 juin, León [département du nord-est du pays] est déclaré territoire libéré, malgré les attaques aériennes et terrestres de la Guardia Nacional somoziste. Le 18 juillet, la Junta de Gobierno de Reconstrucción Nacional (JGRN) – composée par Violeta Chamorro et Alfonso Robelo (bourgeoisie), les insurrectionnalistes de Humberto et Daniel Ortega (coordinateur de la Junte) et Sergio Ramírez ainsi que Moisés Hassan (GPP – Guerra Popular Prolongada, une des trois courants du Front) – se réunit à León et se déclara gouvernement provisoire. Dans la foulée, un Conseil d’Etat fut mis sur pied, au sein duquel la société était largement représentée. Ces deux organismes décidèrent d’appeler à des élections présidentielles en 1984, lesquelles furent remportées par le FSLN avec Daniel Ortega à sa tête [sur une population de 3’600’000, de 1’551’597 inscrits, de 1’170’142 votants, le FSL obtint 66,9% des suffrages].
Ce gouvernement engagea une série de mesures, essentiellement progressistes: réforme agraire, alphabétisation, santé et établissement de nouvelles relations internationales ainsi qu’un programme d’expropriations de propriétés et d’entreprises somozistes… bien qu’il y eût certaines atteintes aux droits humains difficilement justifiables (censures de la liberté d’expression et élimination d’opposants dans les zones de conflit).
Face au blocus économique imposé par le gouvernement Reagan et au soutien apporté à des groupes armés antisandinistes (la «contre-révolution», «la «contra»), le Nicaragua chercha le soutien de Cuba et signa, en 1982, un accord de coopération économique avec l’URSS. En 1988 débuta un processus de négociation qui culmina par la convocation à des élections en 1990, processus qui correspondait à ce qui se passait dans d’autres pays d’Amérique centrale en guerre (Salvador et Guatemala).
Après avoir perdu les élections (1990), le gouvernement Ortega légalisa les occupations de maisons et de demeures (y compris la sienne, siège du gouvernement et du FSLN) et privatisa, en faveur d’orteguistas, un grand nombre d’entreprises étatiques, opération restée célèbre sous le nom de «piñata».
Entre 1990 et 2006, la politique du FSLN fut marquée par: 1° l’alliance avec le dirigeant du parti libéral Arnoldo Alemán [entrepreneur et président de la république de janvier 1997 à janvier 2001] afin de répartir des postes institutionnels et modifier certains aspects de la Constitution; 2° l’encouragement de fortes luttes populaires contre les politiques néolibérales, y compris le soutien à ce que 6% du budget national soit consacré aux universités, ce qui lui fit bénéficier d’un large prestige populaire.
Les nouveaux gouvernements Ortega (2007-2010, 2011-2015 et 2016). Un ample processus de corruption politique
Ortega remporta les présidentielles de 2006 (38%), de 2011 (62%) et de 2016 (72,5%) en dépit des accusations de fraudes pour chacune d’entre elles. Ces années ont été caractérisées par une série d’éléments qui peuvent se résumer ainsi:
1° Changements institutionnels: contrôle de l’appareil d’Etat (Cours suprême, Conseil suprême électoral, Ortega qui se place à la tête de la police et de l’armée); modification de la Constitution en 2011 pour lui permettre de se présenter à plus de deux mandats, avec l’aval de la Cour suprême de justice. «Pueblo Presidente» est son slogan.
2° Suppression de la personnalité juridique des partis d’opposition lors des dernières élections, à l’exception des partis zancudos, liés au gouvernement [le terme zancudos renvoie aux moustiques qui transmettent le virus de Zika].
3° Harcèlement des organisations de femmes, de l’environnement, des droits humains, des journalistes… ainsi qu’à la liberté de mobilisation et d’expression, avec dans de nombreux cas des attaques lancées par des groupes parapoliciers.
4° La désorganisation du FSLN: sans direction collégiale, ni Congrès, ni débats…; en définitive, soumission à la discipline orteguiste; organisation des Comités du pouvoir citoyen, comme canal parallèle au Front sous la direction de Rosario Murillo.
5° Suppression,de fait, de l’autonomie des universités, des communes et autonomies de la Côte Atlantique.
6° Règne du secret et contrôle quotidien de l’information, par Rosario Murillo (vice-présidente et épouse de Daniel Ortega) de toutes les nouvelles des ministères.
7° L’alliance en 2006 avec l’Eglise en vue de supprimer totalement le droit à l’avortement et utilisation de message pacifistes et religieux faisant appel à l’amour, à la réconciliation…
8° Accord avec le grand capital autour des politiques économiques («populisme responsable» selon le terme employé par le capital), tant que la sphère politique reste aux mains d’Ortega. Le Nicaragua est un paradis pour les entreprises et se situe au troisième rang latino-américain du blanchiment d’argent (1,5 milliard de dollars entre 2007 et 2014).
9° Modification des couleurs des symboles nationaux, «hymne à la joie» du Front en 1996, «Dale una oportunidad a la paz» (Give peace a change de John Lennon) en 2006, utilisation du rose chicha au lieu du rouge et noir, outre l’utilisation du drapeau sandiniste dans les organismes de l’Etat…
10° Livraison du pays aux intérêts étrangers (en particulier le canal transocéanique, suite un accord passé avec groupe chinois).
11° Concentration du pouvoir politique et hyperleadership autour d’Ortega et de sa femme, «élimination» des candidats potentiels à la succession combiné à une tendance à la perpétuation au pouvoir.
12° Corruption et participation de chacun des sept enfants du couple à divers projets entrepreneuriaux, ainsi que des proches d’Ortega (quatre chaînes de télévision, stations de radio, Pétrole du Nicaragua, Canal transocéanique, hôtels, terres, véhicules, demeures…). «L’origine de la fortune et de son argent réside dans le contrôle absolu que la famille détient sur les fonds pétroliers vénézuéliens ainsi que de l’argent du peuple nicaraguayen. C’est l’une des familles les plus riches du pays» (Dora María Tellez, ex-dirigeante du FSLN, a organisé la prise militaire de la ville de Léon en 1979; en 1995 elle participe à la création du Movimiento Renovador Sandinista en rupture avec le FSLN; historienne).
Nous parlons ici, en définitive, en reprenant diverses définitions, d’une «dictature familiale», d’une «monarchie absolutiste», d’un ensemble «Etat-Parti-Famille» de type philofasciste, d’une «mafia familiale tropicalisée», d’une «Famille Ortega-Murillo et Fils, sàrl»…
Les éléments qui ont conduit à la rébellion actuelle
La réforme de l’INSS [Institut nicaraguayen de sécurité sociale], la réduction des retraites ainsi que l’augmentation de la part des travailleurs et des entrepreneurs est l’étincelle qui a mis le feu à la rébellion populaire, le 19 avril. Un problème grave dans un pays où les retraites sont ridicules, où la pauvreté oscille selon les estimations entre 29,6% (Banque mondiale) et 40% (Banque interaméricaine de développement, BID) de la population et où la pauvreté extrême est estimée à 14,6% (BID). Pays où, en outre, les programmes de lutte contre la pauvreté sont très inefficaces.
Des facteurs supplémentaires, qui s’accumulent depuis 2007, doivent être pris en compte pour comprendre la situation actuelle. En voici les principaux:
1° Le rejet des projets extractivistes miniers au nord du Nicaragua, l’invasion de colons et la déforestation dans les régions de forêt vierges (Bosawas, Côte Atlantique…), tous deux avec une certaine complicité du gouvernement; le mégaprojet du Canal Interocéanique et ses projets collatéraux (cédé à une entreprise chinoise pour cent ans) et, il y a quelques mois, l’incendie grave de la Réserve de la biosphère Indio Maíz, avec une réponse du gouvernement plus que défectueuse. Tout cela a mobilisé les communautés indigènes et paysannes, ce qui a suscité des affrontements sanglants avec les colons envahisseurs, des mobilisations contre le canal (près de 100 marches de protestation au cours des deux dernières années) ou contre les entreprises minières. Ces mobilisations démontrent, d’un côté, le rejet d’un développement à grande échelle, visant principalement l’exportation, caractérisé par l’occupation et l’accaparement des terres, de graves atteintes à l’environnement et à la société. Le développement mis en œuvre l’est par le grand capital national ou les entreprises transnationales. De l’autre, une régression des droits démocratiques des paysans et des indigènes, affectant en particulier les peuples indigènes (reconnus dans la Constitution).
2° Tournant géopolitique et nouvelles dépendances. Le gouvernement Ortega a bénéficié de la politique régionale bolivarienne de Chávez, lorsque les prix du pétrole étaient élevés. On peut relever trois aspects de cette collaboration:
Le Nicaragua a reçu du pétrole subventionné (sous forme de prêt), qu’il revendait ensuite à d’autres pays d’Amérique centrale, bien qu’il fût plus cher au Nicaragua ;
Le pétrole était un instrument du Venezuela pour la mise en œuvre de ses alliances régionales dites «anti-impérialistes» ;
Le plus important: pendant plusieurs années, Chávez a versé 4,059 milliards de dollars qui ne furent pas dirigés dans caisses de l’Etat, mais à deux entreprises ayant pour noms ALBANISA et CARUNA, contrôlées au Nicaragua par la famille Ortega-Murillo. CARUNA prête à diverses entités publiques, transformant les prêts en dette publique. Grâce à ces apports, la famille Ortega-Murillo s’est enrichie et a pu pratiquer un certain «assistancialisme» au travers de certains dons réalisés sous la bannière du FSLN en direction de secteurs pauvres de la population.
La crise du pétrole et la crise au Venezuela ont mis un terme à cette collaboration désintéressée. La famille-gouvernement est toutefois partie à la recherche d’autres alliances: a) avec le capital chinois pour le Canal et les projets qui y sont liés et b) avec la Russie pour divers projets militaires, parmi lesquels l’achat de 50 tanks T72 (ce qui pourrait lancer une course aux armements en Amérique centrale). Ces deux alliances sont présentées sous le couvert d’un langage anti-impérialiste ou comme relevant d’alliances entre pays du SUD, alors même que dans les deux cas il s’agit simplement d’expansion économique et politique.
L’insurrection du peuple du Nicaragua
La conjonction de l’ensemble de ces facteurs a éclaté à la suite de la publication du décret-loi sur la diminution des retraites et les «petits-enfants de la révolution» sont sortis dans la rue. Il s’agissait au départ d’étudiants universitaires qui s’assemblaient par le truchement d’internet et qui ont occupé les universités publiques. Immédiatement, en réponse à la répression, d’autres secteurs les ont rejoints: les paysans en lutte contre le canal, le mouvement des femmes, des petits entrepreneurs et commerçants, l’Eglise, les étudiants du secondaire… Ensemble, ils ont constitué l’Alianza Cívica por la Justicia y la Democracia. Le gouvernement a dû retirer le décret-loi.
La répression ne s’est pas fait attendre et le gouvernement Ortega-Murillo lança les forces policières et les dites turbas (composées de jeunes stipendiés et des Jeunesses sandinistes) contre toute la population civile désarmée. «Ortega a réalisé au cours de ces deux derniers mois – selon Hugo Torres, ancien commandant de la guérilla – une escalade du crime. En impliquant les jeunes des bandes, en les organisant, en les armant et en leur offrant la couverture de l’impunité, il crée le crime organisé à venir du pays, les futures maras du Nicaragua. En mobilisant toute la délinquance pour protéger le pouvoir de sa famille, Ortega a transformé le Nicaragua en école supérieure du crime» (La Prensa, 14 juin 2018).
La répression est caractérisée par (voir le résumé du rapport du CIDH): mitraillage indiscriminé de la population, incendies de maisons et d’entreprises, utilisation d’armes spéciales par des francs-tireurs (tirs mortels, type de balles utilisées, orientation des tirs…), exécutions extrajudiciaires, détentions, tortures, obstacles de l’acheminement de l’aide médicale, stigmatisation et censure directe [persécution de journalistes] et indirecte…
Une telle répression et de telles atteintes aux droits humains ont pour but de terroriser la population et de faire en sorte qu’elle se démobilise. Cela porte un terme: terrorisme d’Etat, dans le meilleur style somoziste. La réaction populaire ne fait toutefois que croître et même des secteurs du grand capital l’ont rejointe, timidement. La grève générale civique du 14 juin a paralysé le pays, les quartiers populaires de plusieurs villes et villages ont érigé des tranques (barricades) pour empêcher le passage de la police ou des turbas. Monimbó est redevenu un exemple héroïque, contre la dictature orteguiste cette fois-ci.
Le gouvernement-famille fait oreille sourde face aux rapports de la CIDH, d’Amnesty International et des organismes des droits humains du Nicaragua. Il accuse, au contraire, les victimes d’être à l’origine des assassinats et du désordre.
Il a toutefois accepté d’initier un Dialogue national avec l’opposition de l’Alianza Cívica par l’entremise de l’Eglise catholique. Les conditions émises par l’Alianza Cívica étaient: fin de la répression, abandon du gouvernement et démocratisation du pays. Elle exigeait, en outre, la présence d’organismes internationaux pour prendre connaissance de la situation. Après plusieurs sessions, le gouvernement a seulement accepté l’entrée au Nicaragua d’experts de la CIDH.
Les options qui sont actuellement sur la table politique sont les suivantes :
a) L’Alianza Cívica (collectifs d’étudiants, de femmes, de paysans et de la société civile) maintient la pression populaire par le biais de manifestations, de tranques, de désobéissance civile… Son problème réside toutefois dans l’absence de leaderships clairs, lesquels émergeront sans doute en parallèle avec le développement d’un mouvement citoyen fort et large, capable d’affronter la répression sur laquelle s’appuie le gouvernement. Ce mouvement peut recevoir un appui international important (OEA, UE,…) et, surtout, la solidarité des ONG et des organisations sociales.
b) La voie du dialogue – initiée par l’Eglise catholique en tant que médiatrice et acceptée par le gouvernement Ortega-Murillo, avec pour objectif, pour les secteurs populaires, la démission du gouvernement et l’arrêt de la répression – s’est transformée pour l’heure en moyen de distraction et un instrument de gain de temps pour les orteguistes, sans apporter de résultats. Ortega souhaite offrir l’image du dialogue tout en maintenant la répression. Aucun jour ne se passe sans assassinats ou répression.
c) L’appel à des élections est une proposition que le gouvernement pourrait faire sienne, mais qui est inacceptable pour l’Alianza Cívica parce que les Ortega-Murillo pourront poursuivre leur politique répressive [jusqu’en 2019] et elles ne seraient pas véritablement démocratiques.
Finalement, certaines voix tiennent l’impérialisme nord-américain toujours malveillant pour responsable de cette rébellion populaire, soit une réponse pour tout ce qui se passe dans le monde, face à ce qu’elles nomment de prétendues forces de gauche. Une connaissance de la réalité du Nicaragua est fondamentale pour comprendre cette rébellion et quiconque dispose d’un jugement sain ne peut accepter de qualifier de gauche ou de progressiste l’actuel gouvernement de la Famille Ortega-Murillo et fils sàrl.
Comme l’affirme clairement l’ancien guérillero et sandiniste Henry Ruiz (connu aussi durant la révolution sous le nom de Modesto): «Il ne faut plus continuer avec ce discours, se référant à eux [Ortega-Murillo et leurs acolytes] comme des révolutionnaires. Il faut les accuser pour ce qu’ils sont: des usurpateurs, des voleurs, des escrocs, des manipulateurs habiles et trompeurs qui ont élaboré un conte révolutionnaire et l’ont vendu aux gens, plus aux gens simples, ceux qui cherchent un discours qui leur promet la justice et l’égalité sociale car ils abusent du pouvoir politique.» J’ajouterai, il faut aussi les accuser d’avoir promu le terrorisme d’Etat.
Source : Article publié le 27 juin 2018 sur le site Contexto, ctxt.es, traduction A L’Encontre. Fernando Cerezal est professeur émérite de l’Université d’Alcalá (Etat espagnol) et professeur honoraire de l’UNA N-León au Nicaragua
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