(Source : Mediapart, 15/06/15) 14 juin 2015 | Par Emilie Barraza
La révélation d’un gigantesque système de détournement de taxes douanières orchestré par des membres du gouvernement scandalise les Guatémaltèques. Sous la pression populaire, le président Perez Molina a poussé plusieurs de ses ministres à la démission. Mais ne serait-ce pas plutôt sous l’influence de la Maison Blanche ?
De notre envoyée spéciale au Guatemala.
Sur l’immense place de la Constitution de la capitale guatémaltèque, chaque manifestant est venu avec sa pancarte improvisée. « C’est tellement rare de manifester ici qu’il faut bien le faire », sourit Ruth Ibarra, une femme d’une quarantaine d’années, un morceau de carton dans les mains sur lequel elle a dessiné une caricature d’Otto Pérez Molina, le président de la République, soulignée de la mention « #RenunciaYa » (« #DémissionneMaintenant »). « On veut qu’il parte, lui et tous ces politiciens corrompus, on en a marre, le Guatemala mérite mieux. »
Autour d’elle, les manifestants, armés de tambours et de sifflets, scandent des chants de guerre : « Otto Pérez de mes deux, tu vas aller à la poubelle ! » Depuis la mi-avril, « il se passe quelque chose au Guatemala », comme le dit Dina Fernandez, journaliste et directrice du site d’information Soy502. Les principales villes du pays voient en effet défiler chaque samedi des centaines, des milliers, voire des dizaines de milliers de manifestants, indignés par la corruption endémique et qui exigent la démission du président.
« En 20 ans de carrière, j’ai vu passer des milliers de scandales, des pillages, des assassinats, le tout dans l’indifférence totale des gens. Il ne se passait jamais rien. Et là, l’étincelle a pris et les gens se sont dit “ce scandale, il ne passera pas” », explique la journaliste.
L’ampleur des manifestations est à l’image de la gravité de l’affaire révélée le 16 avril dernier par la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG), une entité créée en 2006 par l’ONU pour lutter contre le crime organisé, accompagner et renforcer le système juridique national. Ce scandale, c’est celui de La Línea (La Ligne), un gigantesque réseau de détournement de taxes douanières, orchestré par des hauts fonctionnaires du Trésor public et des proches du gouvernement depuis au moins un an. Au total, 21 personnes ont été arrêtées, accusées d’avoir mis sur pied un ingénieux système parallèle d’encaissement des taxes douanières dans les principaux ports du pays.
Par le biais de ce système, lorsqu’un container entrait au Guatemala, les Douanes ne taxaient que 40 % des marchandises, 30 % servaient à soudoyer les fonctionnaires et les 30 % restants allaient dans les poches des chefs de l’organisation criminelle. Durant un an, celle-ci aurait empoché jusqu’à 232 millions de dollars par semaine. Les écoutes téléphoniques réalisées par la CICIG ont révélé que La Línea était dirigée par Juan Carlos Monzón, le secrétaire particulier de la vice-présidente du Guatemala, Roxana Baldetti. Cet ancien militaire, expulsé de l’armée pour mauvaise conduite, s’était reconverti dans le vol de voitures avant d’intégrer le Parti patriote du président Otto Pérez Molina, lui-même ancien militaire à la retraite et fortement soupçonné d’avoir tenté de fomenter plusieurs coups d’État.
Juan Carlos Monzón, l’instigateur de La Línea, est désormais en fuite, introuvable depuis la révélation du scandale. Le quotidien El Periódico a enquêté sur la fortune de Monzón : en trois ans, le secrétaire particulier de Roxana Baldetti a acheté plusieurs maisons luxueuses, un patrimoine estimé à 2,2 millions de dollars, tandis que celui de la vice-présidente est, lui, estimé à 13,4 millions de dollars. Dans un pays où plus de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, et près d’un tiers sont en situation d’extrême pauvreté, les images de ses propriétés luxueuses, de son hélicoptère privé ou encore de son avion sont devenues le symbole de cette classe politique cynique et corrompue.
Face à la pression de la rue, le président Pérez Molina a poussé sa vice-présidente à la démission, le 8 mai dernier. Roxana Baldetti est en effet fortement soupçonnée d’être à l’origine du réseau de détournement de taxes douanières. En plein scandale de corruption, les Guatémaltèques ont appris que le Trésor public a enregistré un déficit de plus de 22 millions de dollars. Une situation budgétaire dont pâtissent des services publics déjà peu efficaces.
« Le système de santé publique est totalement déficient, observe le sociologue Luis Fernando Mack, sociologue à la Faculté latino-américaine des sciences sociales (FLASCO) du Guatemala. Les conditions sont très précaires, il n’y a pas de médicaments, il y a des coupures d’électricité en plein milieu d’une opération car l’hôpital n’a pas pu payer la facture. » L’éducation nationale est elle aussi dans « un état déplorable », dénonce Juan Pérez, un instituteur venu manifester le 30 mai dernier. « Il y a parfois des jours sans nourriture pour les élèves, on manque de cahiers, de stylos, de tout ! » Le taux de réussite scolaire est le plus bas depuis 10 ans, tandis que les images d’écoles inondées ou qui s’effondrent sont devenues monnaie courante à la télévision.
« C’est le gouvernement le plus corrompu de toute l’histoire du pays, sans aucun doute, déplore Óscar Vásquez, secrétaire général d’Acción Ciudadana, une ONG qui lutte contre la corruption au Guatemala depuis près de 20 ans. Ils font énormément de mal aux institutions, ils ont pratiquement capturé l’État. Et il va falloir pratiquement reconstruire tout le pays après ce gouvernement. » Le Guatemala, au 115e rang sur 175 du classement mondial de l’ONG Transparency International sur la perception de la corruption, est pourtant coutumier des scandales de corruption. « Mais c’est la première fois au Guatemala qu’on arrive à faire bouger le système pour emprisonner des corrompus », insiste Óscar Vásquez.
Le 20 mai, la CICIG a révélé à la presse un nouveau scandale : plusieurs hauts fonctionnaires de l’Institut guatémaltèque de sécurité sociale (IGSS) ont signé un contrat illégal avec PISA, une entreprise censée se charger des dialyses péritonéales chez les malades du rein. Pour être autorisée à travailler dans les hôpitaux, l’entreprise a soudoyé les hauts fonctionnaires de la sécurité sociale en leur offrant l’équivalent de 16 % des 15 millions de dollars qu’a coûté le contrat. Or, PISA n’était pas spécialisée dans ce genre de dialyse, et depuis la signature de ce contrat, l’ONG Acción Ciudadana déplore 16 décès et des centaines de malades.
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